Interview de Narcisse Prince-Agbodjan, SG du SYNJIT : « La presse privée togolaise nécessite une aide d’urgence »

Nouvellement élu Secrétaire général du Syndicat des journalistes indépendants du Togo (SYNJIT), Narcisse Prince-Agbodjan n’est pas un inconnu dans la défense des droits des journalistes indépendants du Togo. Avec cette nouvelle responsabilité, comment envisage-t-il d’exercer son mandat ? Nous lui avons posé la question dans cette interview exclusive.
Bonne lecture !
TOGO SCOOP : Quel événement vous a le plus marqué au cours de l’année 2024 ?
Narcisse Prince-Agbodjan : En vérité, rien de particulier ne m’a le plus marqué au cours de l’année 2024. Le tableau qui a su plutôt retenir mon attention ces dernières années, c’est plutôt le décès récurrent des journalistes togolais. Pour certains confrères, la maladie aurait eu raison d’eux, pour d’autres, la précarité serait un facteur majeur. Je ne vous apprends rien. Pour une profession qui fait pourtant toujours autant rêver, les niveaux de rémunération sont modestes dans notre pays. Des journalistes tirent le diable par la queue parce que confrontés à des niveaux de rémunération faible. La perte de sens de leur métier et la précarité poussent certains même à quitter le navire. Ceux qui ont la malchance de tomber quotidiennement malades finissent par y rester. Cela doit nous interpeller. Nous devons nous pencher sur les conditions de travail des journalistes togolais, pour créer des climats moins stressants dans les entreprises de presse au Togo et pour garantir un mieux-être aux acteurs.

TOGO SCOOP : Lors de l’assemblée générale élective tenue en novembre dernier, les délégués ont majoritairement porté leur choix sur vous. Quels facteurs, selon vous, ont milité en votre faveur ?
Narcisse Prince-Agbodjan : Je pense que le fait de ne pas être un inconnu dans notre corporation a joué en ma faveur. Mon élection s’inscrit dans la continuité du travail du bureau sortant, auquel j’ai contribué. De plus, il n’y avait peut-être pas d’autre candidat prêt à assumer la responsabilité. Le SYNJIT, en tant que seul syndicat de notre corporation, doit exister et œuvrer pour la cause des journalistes.
Pour une profession qui fait pourtant toujours autant rêver, les niveaux de rémunération sont modestes dans notre pays.
TOGO SCOOP : Mesurez-vous l’ampleur de la tâche qui vous attend dans vos nouvelles fonctions ?
Narcisse Prince-Agbodjan : Absolument, je mesure la lourde tâche en étant Secrétaire Général du SYNJIT. Je ne découvre pas cette mission connaissant nos réalités au Togo. Je suis au cœur de nos réalités. Aujourd’hui, la carrière de journaliste s’écourte et ne dure que 15 ans. Les entreprises de presse sont à l’agonie. Avec le numérique qui bouscule le modèle économique des médias et les supports de diffusion de l’information, les conditions de travail des journalistes se dégradent quotidiennement dans notre pays. Conséquences, beaucoup quittent la profession. J’ai plusieurs fois, par mes écrits, alerté sur la perte de sens, l’intensification du travail et la précarité qui touche le métier. Je suis donc conscient que le métier de journaliste au Togo ne correspond pas à l’image que certains s’en font. Aujourd’hui, il faut changer la donne. Malheureusement, nous sommes nous-même journalistes des acteurs de paradoxes. Il va donc falloir que nous même décidons de cesser d’être complice de la situation. Le chantier qui nous attend est immense.
TOGO SCOOP : À court terme, quel est le défi le plus important que vous devez relever ?
Narcisse Prince-Agbodjan : Notre priorité en 2025 est de repositionner le syndicat. Nous voulons beaucoup communiquer autour du SYNJIT. Ces dernières années, le syndicat a été un tout petit peu effacé de l’espace médiatique créant des spéculations au sein des journalistes. Nous ferons donc beaucoup de bruit cette année par le biais d’une remobilisation des journalistes indépendants du Togo. Ce vent passe aussi par des activités que nous façonnons dans notre laboratoire. L’autre chantier sera de s’ouvrir à d’autres entités sur le plan international. Le syndicat a besoin de moyens pour illustrer ses ambitions. Nous irons les chercher. Je sais que nous sommes attendus sur des chantiers comme l’application de la Convention Collective. Cela fait également partie de nos priorités. Nous menons des réflexions approfondies sur ce dossier de grand intérêt.
. Avec le numérique qui bouscule le modèle économique des médias et les supports de diffusion de l’information, les conditions de travail des journalistes se dégradent quotidiennement dans notre pays
TOGO SCOOP : Quelle est aujourd’hui la situation des journalistes indépendants au Togo ?
Narcisse Prince-Agbodjan : La situation des journalistes n’a pas bougé d’un seul quota dix ans après les Etats généraux de la presse. On peut même se permettre de conclure que les conclusions de ces états généraux auraient accouché d’une souris dans la mesure où la précarité économique des entreprises de presse a fait le lit de la vulnérabilité des journalistes. Les journalistes togolais, on ne cesse de le dire, continuent de vivre dans la précarité, à l’instar d’ailleurs de beaucoup de leurs confrères d’Afrique. Le constat le plus partagé est que la presse privée se meurt au Togo. Les dernières années dressent un constat peu reluisant des conditions de travail des journalistes togolais avec une absence quasi-totale de protection sociale. Il ne serait pas exagéré de dire que les obligations sociales ressemblent à un luxe hors de portée de la plupart de ces hommes et femmes de la plume et du micro.
Plusieurs se contentent du minimum. Beaucoup de reporters sont souvent obligés de dépendre des subsides immoraux que leur donnent indûment les organisateurs d’activités et qu’on appelle pompeusement « perdiem ». Certes, nous avons réussi la parenthèse de la Convention collective, ce qui est une aubaine, mais pour son application, il va falloir prier le « je vous salue marie » chaque jour. Et si elle venait par être appliquée, il faut jouer le gendarme pour qu’elle respecte les barèmes prévus. C’est dire que la tâche est lourde. Malheureusement, seule une minorité de journalistes indépendants est réellement affiliée au SYNJIT, le principal syndicat et prêt à mouiller le maillot.
Nous sommes attendus sur des chantiers comme l’application de la Convention Collective.
TOGO SCOOP : Où en est la mise en œuvre d’une convention collective pour les journalistes indépendants ?
Narcisse Prince-Agbodjan : Je suis peiné de vous dire que cette convention collective pour laquelle notre syndicat a œuvré plus d’une décennie, et obtenue le 14 octobre 2022, semble dormir dans les tiroirs. Pour notre part, nous situons la responsabilité à trois niveaux.
C’est d’abord et avant tout, la faute à nos patrons qui avaient demandé et obtenu de nos syndicats un moratoire de 12 mois au bout duquel, ils ne ménagent aucun effort pour faire ressentir dans le quotidien des journalistes qu’ils emploient, le minimum nécessaire prévu dans la convention collective. Je parle de minimum parce qu’en réalité, la grille des barèmes annexée à cette convention a été calculé sur la base de l’ancien Salaire Minimum Interprofessionnel Garanti (SMIG). Entre temps, courant la période moratoire, le SMIG est passé de 35.000 Fcfa, à 52.500 Fcfa. Je rappellerai à ce niveau juste en passant, que notre porte-parole, le Camarade Secrétaire Général Alphonse LOGO avait soulevé cette question en son temps, et même avant la signature. Il nous a été dit cette grille sera harmonisée après. On en est toujours au statut quo et même la grille dans sa formule actuelle, aucun patron ne l’applique. Ce qui ressemble un peu à la mauvaise foi.
Ensuite, il y a l’Etat, donc le ministère de la communication, des médias et de la culture qui nous a servi de caution morale et de parrain lors des négociations collectives et la signature de la convention collective. Le texte signé a prévu un cadre de suivi qui doit être créé pour permettre aux deux parties, de continuer par discuter de la mise en œuvre de cette convention collective. Jusqu’à présent, ce cadre n’est pas créé. La conséquence, c’est que le dialogue semble rompu entre les deux parties. Je rappellerai également à ce niveau, que la partie représentative des journalistes indépendants et employés dans les médias privés au Togo a communiqué depuis plusieurs mois déjà, la liste de ses représentants à la ministre de la communication, des médias et de la culture. Nous estimons que ce cadre sera vital pour relancer les discussions autour de l’harmonisation de la grille salariale annexée à la convention collective et passer aux choses concrètes. C’est dans notre intérêt à tous.
La situation des journalistes n’a pas bougé d’un seul quota plus de dix ans après les Etats généraux de la presse
TOGO SCOOP : Le SYNJIT joue-t-il un rôle de médiateur entre les journalistes et les patrons de presse ?
Narcisse Prince-Agbodjan : Oui, nous intervenons régulièrement pour apaiser les tensions entre journalistes et employeurs, en privilégiant le dialogue et le lobbying. Et à chaque fois que le Bureau exécutif le juge nécessaire, nous intervenons avec l’accord du camarade lui-même pour créer de nouvelles et bonnes ambiances de travail. Contrairement à ce que vous pouvez penser, nous y sommes allés très souvent par des actions de lobbying plutôt que par la force active qu’on nous connait en tant que syndicat. Je profiterai de cette question pour rappeler que la convention collective du 14 Octobre 2022 a prévu dans ses dispositions urgentes que les patrons d’entreprises qui n’ont pas de contrat de travail formel avec les employés, le fassent tout en le faisant viser par l’inspecteur de travail du ressort territorial de l’entreprise. Les patrons ont été encouragés également à discuter avec les représentants de leur personnel, pour doter les structures d’un règlement intérieur. Deux documents indispensables pour permettre aux employés et aux patrons de développer des relations de travail saines et respectueuses. Nous allons beaucoup travailler sur tous ces sujets dans l’ensemble du pays durant notre mandat syndical afin d’éviter plus de clashs à l’avenir. Nous avons à ce sujet déjà, un projet qui cherche un financement pour des séances de formation dans toutes les régions du pays afin que tous les journalistes connaissent les droits et devoirs que lui confèrent la convention collective des journalistes employés dans le Privé.
Nul n’a le droit de s’en prendre à un journaliste dans l’exercice de ses fonctions. C’est inadmissible.
TOGO SCOOP : Comment évaluez-vous aujourd’hui la liberté de la presse au Togo ?
Narcisse Prince-Agbodjan : Nous ne sommes pas en mesure d’évaluer comme il se doit la liberté de la presse au Togo. Mais il y a des faits qui nous interpellent et qui font dire que nous avons encore beaucoup de chemins devant nous. Nous constatons par exemple que plusieurs journalistes critiquent à l’endroit du pouvoir en place, ont dû fuir le Togo ces dernières années, parce que poursuivis du fait de leurs écrits, par la justice et la police ou la gendarmerie. Je citerai en passant, les confrères Ferdinand Ayité, Carlos Ketohou qui sont aujourd’hui en exile en occident.
Il y a aussi les cas de journalistes qui quittent de plus en plus le pays pour aller s’installer en Europe, aux Etats-unis et autres. Je constate malheureusement que ceux sont « les meilleurs » qui partent à chaque fois en quête du mieux vivre. Vous les entendez souvent s’expliquer en disant qu’ils refusent le journalisme qui fait vivre soit en s’accrochant au pouvoir en place ou à l’opposition qu’il faut défendre bec et ongle pour obtenir des « jetons de couloirs » tel on jette des os aux chiens qui doivent se batailler pour arracher chacun, sa part.
Dans notre Togo, des individus peuvent se lever et s’attaquer à des journalistes comme cela fut le cas au siège d’un parti politique récemment, sans qu’une enquête formelle ne permette de les identifier et de la punir conformément à la loi. Dans le même pays, au nom de supposés « petites erreurs professionnelles », médias sont suspendus voire fermés, des journalistes sont suspendus. C’est devenu systématique à tel point que sans vous mentir, le métier perd le goût du risque qui est le propre des investigations. Les journalistes apeurés, n’osent plus. Alors que les parutions se multiplient, toutes les publications excellent dans des publications de factuels, en termes d’actualité.
TOGO SCOOP : Ces derniers mois, on a assisté à une recrudescence de la violence envers les journalistes. Quelles actions prévoyez-vous pour renforcer leur sécurité ?
Narcisse Prince-Agbodjan : Le SYNJIT est un syndicat qui ne se tait pas sur de telles exactions contre les journalistes, quelques soient les origines. Nous dénonçons, et nous condamnons. C’est en premier lieu ce que nous faisons, parce que chacun en ce qui le concerne est en train de faire sa part dans la marche constructive de la République que nous construisons. Et donc, nul n’a le droit de s’en prendre à un journaliste dans l’exercice de ses fonctions. C’est inadmissible. Et nous essayons de le faire entendre à travers des communiqués, aux populations et autorités de ce pays, le Togo.
Maintenant, pour des actions, dans l’immédiat, nous ne sommes pas en mesure de vous les décliner. Mais vous les saurez en temps opportun.
TOGO SCOOP : Quelle est votre vision à long terme pour le journalisme indépendant au Togo ?
Narcisse Prince-Agbodjan : Vous dites à long termes. Mais, même si notre bureau vient d’être élu, nous ne pensons pas que les journalistes indépendants et employés dans le privé au Togo nous attendons sur le long terme seulement. Il y a urgence et nous devons nous lancer sur le court terme, le moyen terme et le long terme.
À court terme, nous prévoyons de former, équiper et protéger les journalistes. C’est-à-dire assurer à nos confrères et camarades membres, des formations continues à travers des ateliers pratiques sur des sujets clés (le journalisme d’investigation, le fact-checking, la couverture professionnelle des élections et des grands évènements notamment, etc.), des formations sur les outils numériques et les réseaux sociaux pour s’adapter aux évolutions technologiques.
Dans le court terme toujours, nous travaillerons à l’avènement de meilleures conditions de travail des journalistes en plaidant, je le disais tantôt, pour des contrats de travail formels, des assurances et une rémunération juste pour les journalistes. Nous aspirons à des collaborations franche et respectueuse. Nous avons en vue de collaborer avec les employeurs pour améliorer l’accès aux équipements modernes (caméras, logiciels, etc.) pour poser les bases d’un travail journalistique basé sur l’éthique et la déontologie.
À moyen terme, le SYNJIT veut travailler à structurer et diversifier le secteur des médias au Togo. Il s’agira pour nous les dirigeants actuels et futurs, de travailler à l’avènement d’une organisation forte et unie, en favorisant la structuration des associations professionnelles de journalistes pour mieux défendre leurs intérêts. Nous devons dans cette perspective, travailler pour l’établissement de partenariats régionaux et internationaux efficaces pour bénéficier de financement qui profitent à tous les journalistes et non aux responsables de nos organisations.
Ces financements peuvent par exemple nous servir à soutenir les médias communautaires pour garantir une couverture des régions rurales. Enfin toujours à moyen terme, nous voulons continuer par travailler avec le gouvernement et les donateurs pour créer un fonds de soutien aux médias indépendants, et encourager les modèles économiques viables pour les médias, comme les abonnements numériques et les collaborations avec le secteur privé.
Enfin, dans le long terme, pour revenir à votre question nous envisageons de travailler étroitement avec les autres organisations professionnelles de médias, pour véritablement garantir une presse libre, moderne et économiquement viable qui contribue activement au développement du Togo. Comment ? En renforçant l’indépendance des médias par l’instauration de mécanismes solides pour la liberté de la presse contre les pressions politiques et économiques. Il nous faudra plaider pour un cadre législatif favorable à la liberté de la presse si nous voulons faire des médias un pilier du développement national. Cela nous amènera à positionner les journalistes comme des acteurs clés de la démocratie, en promouvant un journalisme d’intérêt public.
TOGO SCOOP : Pour conclure, avez-vous un dernier message à adresser aux journalistes togolais et à l’opinion publique ?
Narcisse Prince-Agbodjan : Aux journalistes, restons journalistes. Respectons notre métier, et faisons correctement notre job. Le monde nous regarde.
A l’opinion publique, le travail du journaliste est pénible. Vous avez besoin de ses services, payez à juste-prix les pages commerciales. Ainsi, vous contribuez à une presse libre et indépendante économiquement et à l’abris de toute pression politique.
Propos recueillis par Albert AGBEKO
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